Croatie dans l'UE : "Je crains que l'Europe ne devienne une nouvelle Yougoslavie" (Le Point, Paris, le 2 juillet, 2013)
C'est une voix discordante dans le concert de célébrations organisées en Croatie pour l'entrée du pays au sein de l'Union européenne, officialisée ce 1er juillet 2013. Tomislav Sunic, croate et américain, ancien diplomate et professeur en sciences politiques, désormais intellectuel à plein temps, a grandi dans la détestation du communisme version Tito. En janvier 2012, il a voté contre l'entrée de son pays dans l'Union européenne. Lui qui a appris le français en lisant "les lettres de Daudet" et "la plume d'Aron" dit naviguer librement entre la pensée économique de gauche et une approche de la culture de droite. Conflit serbo-croate, situation économique difficile, corruption..., l'auteur de La Croatie : un pays par défaut ? (2010, éd. Avatar) se montre plus que pessimiste quand on lui demande si cette adhésion peut aider à régler les problèmes de son pays. Entretien.
Le Point.fr : Quel regard portez-vous sur l'entrée de la Croatie dans l'UE ?
Tomislav Sunic : Pour l'heure, je pense que l'Union européenne, telle qu'on peut l'observer, relève plus d'un "constructivisme académique" que d'une réalité politique qui refléterait la volonté de ses peuples. C'est le problème essentiel. En fait, le projet européen tel qu'il est, je le crains, me rappelle beaucoup l'ancienne République de Yougoslavie.
Si c'est le cas, on peut s'attendre à un avenir qui déchante...
Bien sûr, la désintégration yougoslave ayant abouti à des guerres inutiles et désastreuses. Conçu sur papier à la fin de la Première Guerre mondiale, le projet yougoslave semblait tout à fait valable, sauf que plusieurs mythologies nationalistes (slovène, serbe, croate, etc.) allaient finalement conduire à son éclatement sauvage. Au niveau européen, il me semble que l'on procède là aussi à des élargissements sans vraiment sonder le terrain.
Que voulez-vous dire?
Je ne suis pas le seul à penser que le projet européen est mal défini. Depuis le Traité de Rome en 1957 jusqu'à aujourd'hui, il se dirige d'abord vers "l'économisme", soit un capitalisme sauvage, et favorise la création d'une oligarchie mondialiste... Fatalement, cela va rejaillir sur le sort des peuples. Regardez par exemple le Mécanisme de stabilité européen, qui donne une immunité quasi totale à des décideurs non élus. Ils échappent au triage démocratique !
Que la Commission et la Banque centrale européenne rédigent nos lois, dans la grammaire comme dans la substance, voilà un projet qui me paraît particulièrement anti-démocratique. C'est ce qui me fait prédire que l'on se dirige malheureusement plus vers une rupture que vers une consolidation européenne. Bruxelles parle un langage économique, mécanique, super-capitaliste, qui nous fait mal, qu'on soit croate, français, de gauche ou de droite.
L'adhésion de la Croatie a pourtant été entérinée par un vote démocratique [66,67 % des votants ont dit oui, NDLR].
Certes, mais ce référendum a souffert de 60 % d'abstention [56,46 % exactement, NDLR]. Ce n'est donc qu'une petite couche de la population qui a voté oui. Si l'on compare à 1991, 85 % de Croates s'étaient déclarés pour la sécession d'avec la Serbie. Voilà un plébiscite qui était non seulement légal mais doté d'une légitimité à part entière. Dans le cas du référendum pour l'UE, on a fait chuter à dessein le palier de votes pour rendre le référendum valide...
De plus, il faut savoir que l'immense majorité de la classe politique croate est composée des nostalgiques de la Yougoslavie de Tito, que ce soit le président, Ivo Josipovic, ou même le Premier ministre, Zoran Milanovic (centre gauche, élu en 2011), issu d'une célèbre famille communiste. Des gens qui, paradoxalement, sont devenus les principaux supporters de l'"intégration" ! Ils pensent que tous nos problèmes vont être résolus à Bruxelles, par une pluie d'argent. Je caricature, mais c'est l'esprit.
Justement, l'économie croate compte 20 % de chômeurs, 50 % chez les jeunes. L'Europe a promis une enveloppe de 14 milliards d'euros au pays. N'est-ce pas là un signe positif ?
Tout à fait, nous sortons de quatre années sans croissance, même si notre dette souveraine reste bien inférieure à celle de la France par exemple [59 % du PIB contre 91,7 %, NDLR]. N'oublions pas aussi que toutes les familles ont leur expatrié (en Europe, en Amérique du Sud, etc.), ce qui permet de s'entraider. On a une vraie culture de la débrouille, aussi. Je ne pense pas que notre situation soit catastrophique.
En revanche, je pense que ce sont les grands apparatchiks de l'UE, tel M. Barroso, qui ont besoin de la Croatie plutôt que le contraire. Pour se donner bonne conscience, pour dire : "Regardez comment on continue d'intégrer." Et de faire un peu oublier au passage les cas grecs et portugais, qui ont pourtant été, à l'époque, les premiers bénéficiaires des aides européennes...
La Croatie est classée 62e sur l'indice de perception de la corruption par l'ONG Transparency International. Que faire pour lutter contre ?
C'est un de nos grands problèmes, c'est certain. Nous n'avons pas eu, comme vous en France en 1945, une "épuration" après la fin de la guerre. Nous aurions dû nous débarrasser des membres de la police secrète, nous n'avons pas assez fait table rase de la période communiste.
L'entrée dans l'UE peut tout de même constituer une étape pour tourner la page du passé. Par exemple, en aidant à enterrer la hache de guerre avec Belgrade ?
N'oublions pas que, dans les années 90, quand beaucoup de Croates étaient pro-européens, Bruxelles ne s'était pas donné beaucoup de peine pour stopper les atrocités entre la Croatie et la Serbie.
Par ailleurs, je pense que cette adhésion ne résout en rien la question de la vérité historique, qui nous mine d'un côté comme de l'autre de la frontière. Je plaide pour une grande conférence qui réunirait des intellectuels de tous horizons pour qu'on règle une fois pour toutes la question de la "victimologie". C'est-à-dire qu'on se débarrasse de cette bataille de chiffres, dans laquelle on compte nos morts de part et d'autre sans souci des faits. Mes compatriotes construisent trop souvent leur identité de "bon Croate" en opposition avec le "mauvais Serbe". Il faut vraiment sortir de cette nécessité d'exister dans le dénigrement de l'autre...
Mais que ce soit à Bruxelles, Zagreb ou Belgrade, tout le monde est imprégné du même "économisme". Tout se résume aux mathématiques, aux chiffres. Il faudrait plutôt mettre en valeur nos idées spirituelles, intellectuelles, culturelles. Je suis pour une Europe culturelle, que l'on parle tous les langues des uns et des autres, plutôt qu'un mauvais anglais.