Menaces d’éclatement en Yougoslavie (Le Monde diplomatique, août 1991)
Face à une situation géopolitique fort imprévisible, il n’est pas étonnant que les gouvernements occidentaux préfèrent miser sur une Yougoslavie unifiée et intacte, bien que cela ait abouti - histoire à l’épreuve - à davantage de haine entre ses divers groupes ethniques. La Yougoslavie « forte et démocratique aux frontières inviolables », comme on le laisse entendre à Bruxelles et à Paris, s’inscrit dans une logique jacobine secondée aujourd’hui par le nébuleux concept de global democracy cher à M. George Bush. Or la démocratie dans un pays multiethnique, en l’occurrence la Yougoslavie, ne veut pas dire grand chose. Dans un pays à composantes ethniques diverses, les droits des peuples prennent souvent le dessus sur les droits de l’homme, de même que les nationalismes sont souvent perçus comme le seul véritable moyen de conquérir la liberté. Pour un Serbe, se définir comme « yougoslave » signifie préserver la Serbie « piémontaise » dans une Yougoslavie centralisée, alors que pour un Croate la seule Yougoslavie acceptable ne saurait être qu’une alliance d’États indépendants. Tous comptes faits, il ne s’agit plus d’un choix entre une Yougoslavie autoritaire et une Yougoslavie démocratique, mais plutôt entre la Yougoslavie et sa dissolution. La démocratisation de la Yougoslavie est en même temps le début de sa fin.
Si dans le futur, faute de trouver une formule satisfaisante pour résoudre le problème de la poudrière balkanique, le Conseil de l’Europe devait avaliser la dissolution de la Yougoslavie et l’émergence à sa place de petits États indépendants, il est fort probable que cela soulèverait en chaîne de lourdes questions sur l’Europe de Versailles, entraînant, par suite, une déchirante révision de l’histoire européenne, l’examen du rôle du « double endiguement » ( double containment ) américain, etc. Quoi qu’il en soit, l’Europe de 1992 semble être embourbée dans de nombreuses contradictions ; d’une part, sa classe politique ne cesse de prêcher le droit à l’autodétermination pour tous les peuples européens ; d’autre part, elle insiste sur leur intégration rapide par le biais d’une philosophie néo-libérale, nivellatrice de différences culturelles.